Chapitre 4

 

FOYER, MON AMER FOYER

 

 

— Tu devrais replacer la statuette du dragon, dit Jarlaxle lorsque Entreri et lui parvinrent sur le seuil de leur appartement d’Héliogabale, modeste demeure située au deuxième étage d’un immeuble en bois des plus ordinaires.

Modeste en apparence, car l’intérieur recélait le butin des aventures des deux compagnons avant leur escapade au nord de la Vaasie. Ils possédaient un talent certain pour amasser les espèces sonnantes et trébuchantes ; et Jarlaxle faisait preuve d’une aptitude inégalée pour les dépenser.

— Je l’ai laissée au château, répondit Entreri, mensonge évident qui fit sourire le drow.

Jamais Entreri n’aurait abandonné une si puissante figurine, qui avait joué un rôle déterminant dans la victoire sur la dracoliche. Ce minuscule objet en argent pouvait faire office de piège et générer les différentes formes de souffle des dragons chromatiques mortels.

— Je peux peut-être convaincre Tazmikella et Ilnezhara de nous en fournir une nouvelle, proposa Jarlaxle.

— Et que pourrais-tu obtenir d’autre par la force des sœurs dragonnes ?

Jarlaxle feignit d’être blessé.

— Maintenant que tu as fait des concessions, développa Entreri.

Jarlaxle prit un air perplexe, tout aussi feint.

— L’immortalité est le prix que Zhengyi leur a offert, poursuivit Entreri. Le joyau dont tu t'es emparé dans le livre, le second, pas celui de la tour d’Herminicle, ne manquerait pas d’intéresser nos amies dragonnes, tu ne crois pas ?

— C’est probable, concéda le drow. Ou alors de les mettre hors d’elles. Il est même possible qu'elles me tuent si j’avance la moindre allusion ou si je le leur montre sans le leur donner.

— Jarlaxle ne serait pas Jarlaxle s’il ne prenait pas de risques.

Le drow haussa les épaules et sourit.

— Nos amies dragonnes nous ont justement envoyés en Vaasie pour trouver ce type d’ouvrages et de phylactères. Il est de mon devoir de leur faire un compte-rendu exhaustif.

— Et de leur offrir notre butin ?

— Le phylactère ? (Le drow arbora une mine méprisante.) Il n’a jamais été évoqué dans notre accord.

— Ce sont des dragonnes.

— Et l’une d’elles est une merveilleuse amante. Mais cela ne change rien à l’affaire.

À cette pensée, Entreri haussa les épaules, ce qui, naturellement, fit sourire plus encore Jarlaxle.

— Notre mission consistait uniquement à trouver des informations, informations, donc, que je vais transmettre, dit son compagnon. Et pas autre chose.

— Et si elles exigent le phylactère ?

— Il est la propriété d’Urshula. Je ne fais que le garder pour elle.

— Et si elles exigent le phylactère ? demanda encore Entreri.

— Elles n’ont pas à savoir…

— Mais elles le savent déjà ! Ce sont des dragonnes, qui vivent dans la région depuis des siècles. Elles se souviennent bien de l’époque de Zhengyi ; peut-être même ont-elles combattu à ses côtés ou contre lui.

— Pures conjectures.

— Ce sont des dragonnes, répéta pourtant Entreri. Pourquoi n’arrives-tu pas à le comprendre ? La manipulation est une seconde nature chez toi : jamais je n’ai rencontré de personne plus douée que toi pour jouer avec les émotions de ceux qui l’entourent. Mais ce sont des dragonnes. Pas des serveuses, ni même des reines ou des rois humains. Tu joues avec une force que tu ne comprends pas.

— J’ai joué, et gagné, avec des puissances bien plus grandes encore !

Entreri secoua la tête, persuadé que cette entreprise était vouée à l’échec.

— Tu ne cesseras jamais de t’inquiéter, dit Jarlaxle. (Il venait de suspendre sa cape à une patère, mais la reprit.) Je vais régler les choses et apaiser ta bile. Tazmikella et Ilnezhara sont des dragonnes ; oui, mon ami, et j’en saisis les conséquences, mais ce sont des dragonnes de cuivre. Redoutables au combat, bien sûr, mais plus inoffensives pour ce qui est des stratégies de l’esprit.

— Tu oublies la façon dont elles ont réussi à nous gagner à leur cause, répliqua Entreri.

Les sœurs avaient en effet conçu un plan sophistiqué pour se rallier les deux hommes et percer à jour leurs intentions. Tazmikella les avait recrutés, en secret et à distance, et lorsqu’ils découvrirent le fin mot de l’histoire (non qu’elle était un dragon femelle, mais que c’était elle qui les avait enrôlés pour se procurer un certain chandelier), elle avait mis au point une deuxième ruse, qui consistait à prétendre qu’Ilnezhara était son ennemie jurée et qu’elle était en possession d’un bien lui appartenant : la flûte d’Idalia, ce même instrument magique qui plus tard avait été offert à Entreri.

Mais la manipulation ne s’était pas arrêtée à un simple vol, car lors de cette tentative Entreri et Jarlaxle avaient découvert l’horrible vérité sur Ilnezhara, qui s’était révélée à eux sous sa forme de dragon. Elle avait ensuite élaboré un troisième niveau d’intrigue, puis un autre test secret, leur laissant la vie sauve à la seule condition qu’ils retournent auprès de leur employeur précédent, Tazmikella, afin de la tuer.

D’après tous les standards, même ceux d’Entreri et de Jarlaxle, les sœurs dragonnes s’étaient, à maintes reprises, jouées d’eux.

Jarlaxle haussa les épaules en écoutant ce rappel pénible, avant de concéder :

— Un scénario assez habile, il est vrai, qu’elles ont passé des années à perfectionner, j’en suis certain. À Menzoberranzan, les ruses sophistiquées sont monnaie courante et généralement imaginées de façon spontanée.

— Ce qui ne t’a pas empêché de te laisser prendre aux leurs.

— Pour la simple et unique raison que je ne m’attendais pas…

— Tu les as sous-estimées.

— Parce que je croyais qu’elles étaient humaines, bien sûr. Comment ne pas sous-estimer un humain ?

— Je ne peux que me réjouir que tu prennes les choses ainsi.

Jarlaxle éclata de rire.

— Je sais maintenant que ce sont des dragonnes.

— Tu as pourtant fait de cette femme ton amante, ajouta Entreri d’un ton sec.

Jarlaxle resta silencieux un petit instant, avant d’ajouter :

— Parce que je t’aime comme un frère, mon ami, je prie pour qu’un jour tu entrevoies toute la vérité.

— Ce sont des dragonnes, murmura Entreri. Et je sais comment les drows aiment leurs frères.

Jarlaxle soupira devant l’ignorance tenace de son compagnon, avant de le saluer sans cesser de soupirer, résigné, puis jeta sa cape par-dessus ses épaules.

— Je reviendrai après le coucher du soleil. Tu ferais peut-être bien de retourner au château de la Vaasie pour reprendre la statuette. Si tu t’y rends, veille bien à utiliser les pouvoirs du blanc ou du bleu. Le souffle ardent d’un dragon rouge ne donnerait rien de bon au-dessus de notre porte, à cause du bois, bien sûr.

 

* * *

 

Le drow trouva ses « employeurs » à la tour d’Ilnezhara. Elles se rencontraient toujours là, plutôt que dans la modeste maison de Tazmikella. Peut-être s’agissait-il, de la part d’Ilnezhara, d’une marque d’arrogance, d’un refus de s’abaisser et de se rendre jusqu’à la masure de sa sœur. Jarlaxle, naturellement, voyait les choses de façon quelque peu différente. Il lisait dans le désir de Tazmikella de se rendre à la fabuleuse demeure d’Ilnezhara une expression de ses véritables sentiments. Elle prétendait faire peu de cas des belles choses, mais comme tous ceux qui affichent cette attitude, elle se mentait à elle-même. Tant de gens raillaient les dispositions matérialistes des dragons, des drows, des humains et des nains… et prétendaient que leur cœur était plus pur, leurs desseins plus vertueux et plus élevés, alors qu’en vérité ils n’avaient de cesse de railler ce qu’ils croyaient ne jamais pouvoir obtenir. Ou s’ils le pouvaient, ils n’en recouraient pas moins à leurs hautes aspirations, comme un marchand opulent à sa voiture luxueuse, pour s’élever au-dessus des autres.

Cette quête de l’ascension personnelle constituait la véritable occupation des êtres rationnels, même de créatures à l’espérance de vie aussi longue que les dragons.

— Nous avions vu juste, déclara Ilnezhara après les salutations d’usage.

Le fait qu’elle lance elle-même la conversation, et non Tazmikella, généralement plus avenante, témoignait bien de l’angoisse ressentie par les deux sœurs.

— Vos prédictions selon lesquelles la bibliothèque de Zhengyi a été déterrée semblent confirmées, en effet, répondit-il. Vous aviez dit qu’il y aurait d’autres constructions et, malheureusement, cela s’est avéré.

— Une qui surpasserait la tour d’Herminicle, ajouta Tazmikella.

Le drow acquiesça.

— Comme un dragon peut surpasser un humain, en taille et en force, commenta Ilnezhara.

Jarlaxle comprit parfaitement son allusion. Les sœurs savaient que Zhengyi avait réduit en esclavage des dragons telle Urshula la Noire. Elles comprenaient la magie qui était à l’origine de la création de la tour d’Herminicle et s’attendaient que cette même sorcellerie, animée par un dragon, atteigne de nouveaux sommets.

C’était le cas.

— L’ouvrage a été détruit, reprit Ilnezhara.

— Malheureusement, répondit le drow.

— Par Jarlaxle, poursuivit la créature à la chevelure cuivrée. (Jarlaxle accusa le coup.) Ou par quelqu’un comme lui, s’empressa-t-elle d’insinuer, habile à manier l’épée et à jeter des sorts.

À peine le drow avait-il commencé à émettre quelques protestations que Tazmikella lui coupa la parole.

— J’y suis allée, dit-elle. Je suis entrée dans le château et j’ai trouvé l’estrade dans le donjon principal. J’ai découvert les restes de l’ouvrage, déchirés et brûlés.

Jarlaxle se mit à contester, puis à nier, avant de sourire. Il se confondit en félicitations et déclara :

— Bien sûr, il devait être réduit à néant.

— Et le phylactère qu’il contenait ? demanda Ilnezhara.

Il embrassa du regard la créature délicate, son amante, et glissa subrepticement sa main près de la bourse attachée à sa ceinture, sur sa hanche droite, où il conservait précieusement un petit orbe qui lui permettait de se soustraire instantanément à toute situation menaçante. S’il écrasait cet objet en céramique, il serait projeté dans le multivers ; à quel endroit et sur quel plan d’existence, il ne pouvait le prédire.

À cet instant, il s’imagina qu’il existait peu de lieux aussi hostiles que l’antre de deux dragons en colère.

— Zhengyi a créé nombre de ces phylactères, expliqua Tazmikella. Il appâta de ses promesses tous les dragons des Terres héliotropes, nous y compris. Notre hypothèse est que celui de la dracoliche Urshula la Noire était conservé dans ce château au nord de Palischuk.

Jarlaxle haussa les épaules.

— Le souffle acide de la créature que nous avons affrontée en était infesté.

— Pourtant la dracoliche a été vaincue ?

— Grâce à la statuette que, dans ta sagesse, tu m’avais confiée.

— Et le phylactère a été dérobé, dit Ilnezhara.

De sa main droite, Jarlaxle fit un geste d’incompréhension.

— Le phylactère contenu dans le tome de la création, déchiqueté par Jarlaxle, a donc été ôté, précisa la dragonne.

— Par tes soins, ajouta sa sœur.

Le drow recula et porta à son menton la main qui précédemment tenait sa bourse de ceinture.

— Et si c’était vrai ? demanda-t-il.

— Tu posséderais dans ce cas une chose qui te dépasse, répondit Ilnezhara. Tu as réussi jusque-là par la ruse. Maintenant, tu cherches à abuser des dragons, des dragons morts. Tu joues à un jeu dangereux.

— Ta sollicitude est touchante.

— Il ne s’agit pas d’un divertissement, Jarlaxle, affirma Tazmikella. Zhengyi a tissé une toile très complexe. Ses tentations étaient…

Elle regarda sa sœur.

— Puissantes, termina Ilnezhara à sa place. Qui ne désirerait pas l’immortalité ?

— Ce sont des phylactères pour Tazmikella et Ilnezhara ? demanda Jarlaxle, qui semblait enfin comprendre la source de leur angoisse.

— Nous ne nous sommes pas alliées à Zhengyi, assura Ilnezhara.

— Pas au moment de sa disparition, rétorqua le drow. J’imagine que nombre d’entre vous ont refusé toute alliance avec le Roi-Sorcier, jusqu’à…

Sa phrase, inachevée, resta suspendue dans les airs.

— Jusqu’à quoi ?

Le ton de Tazmikella indiquait clairement qu’elle n’était pas d’humeur à jouer aux devinettes.

— Jusqu’à cet instant de vérité, expliqua Jarlaxle. Jusqu’au moment où s’est posé clairement le choix entre disparition et état de dracoliche.

— Tu es clairvoyant, dit Ilnezhara. Mais tu ne ferais pas preuve d’intelligence si tu croyais qu’il s’agit d’un jeu et que tu peux nous manipuler.

— Vous exigez le phylactère d’Urshula la Noire ? Vous supposez qu’il est en ma possession et vous me sommez de vous le remettre ?

Les sœurs échangèrent un nouveau coup d’œil.

— Nous voulons que tu saches avec quoi tu joues, répondit Tazmikella.

— Peu nous importe Urshula, vivante ou morte, ajouta Ilnezhara. Elle n’a jamais été une alliée.

— Vous craignez que je dévoile les secrets de Zhengyi, lança le drow.

Il se tut pendant un instant, sûr de son hypothèse, et songea au fait qu’il était encore en vie. Manifestement, les sœurs attendaient quelque chose de lui. Il regarda Tazmikella, puis son amante, et prit conscience que les sœurs dragonnes n’avaient pas l’intention de le tuer dans l’immédiat. Elles savaient qu’il parviendrait à comprendre, elles avaient besoin qu’il y réussisse, même si elles s’aventuraient sur un territoire dangereux.

— Zhengyi a créé des phylactères pour vous, répéta le drow, d’un ton plus assuré. Il vous a tentées et vous avez rejeté son offre. (Il se tut, mais les sœurs dragonnes ne le contredirent pas.) Toutefois, ces phylactères existent toujours et vous les voulez.

Jarlaxle poursuivait son raisonnement.

— Et nous éliminerons quiconque mettra la main dessus et refusera de nous les remettre sur-le-champ, compléta Ilnezhara d’un ton calme et froid.

Le drow réfléchit quelques instants à la menace ; il connaissait suffisamment Ilnezhara pour se rendre compte qu’elle ne plaisantait pas le moins du monde.

— Vous contrôleriez votre destinée, avança-t-il.

— Nous ne laisserons personne d’autre le faire, déclara Tazmikella. Une différence mineure. Le résultat serait le même pour quiconque détiendrait les phylactères.

— Vous m’avez envoyé en Vaasie dans l’espoir que j’apprendrais ce que j’y ai effectivement appris, soutint Jarlaxle. Vous vouliez que je découvre les trésors encore enfouis de Zhengyi et que je vous restitue ce qui vous revient de droit.

Les deux sœurs ne cherchèrent pas à nier.

— Et moi, dans l’histoire ?

— Tu pourras te vanter d’avoir survécu à la rencontre avec deux dragonnes, dit Ilnezhara.

Jarlaxle sourit, puis éclata de rire.

— Pourrai-je évoquer des entrevues plus intimes ?

Le sourire que lui retourna la femme, authentique et chaleureux, procura à Jarlaxle un profond soulagement.

— Et pour Urshula la Noire ? osa-t-il demander au bout de quelques instants.

— Nous t’avons assuré que son sort nous importait peu, répondit Ilnezhara.

— Mais sois sur tes gardes, mon ami à la peau noire, ajouta-t-elle, avant de se glisser jusqu’à lui pour lui caresser la joue du dos de sa main.

— Le roi Gareth et ses amis ne toléreront pas un second Zhengyi. Le souverain n’est pas quelqu’un que l’on peut sous-estimer.

Jarlaxle acquiesça, mais son mouvement d’assentiment disparut en un instant lorsque la dragonne, après l’avoir saisi par l’arrière de sa cape et sa chemise, le souleva sans efforts, le retournant vers elle.

— Et nous ne supporterons pas un autre tyran, l’avertit-elle. Je sais que tu ne me sous-estimes pas.

Suspendu dans les airs, sentant la force de la dragonne qui le maintenait aussi facilement que s’il était fait de plumes, le drow ne put que la saluer en penchant son chapeau.

 

* * *

 

Entreri, qui passait devant la boulangerie de Piter, remonta son col, peu désireux d’être reconnu et attiré à l’intérieur. Avec Jarlaxle, il avait sauvé cet homme des griffes de bandits de grand chemin qui avaient fait de lui leur cuisinier personnel. Puis Jarlaxle, fidèle à lui-même, avait installé Piter dans sa propre échoppe à Héliogabale. Le drow était coutumier de ce type de largesses, ce qui agaçait Entreri au plus haut point.

Piter était un bon boulanger, même Entreri pouvait s’en rendre compte, mais l’assassin n’était tout bonnement pas d’humeur à supporter le perpétuel sourire reconnaissant du chef.

Il passa rapidement devant la vitrine et tourna dans la rue latérale suivante, en direction de l’une des nombreuses tavernes qui honoraient ce quartier de la ville surpeuplée. Il en choisit une nouvelle, Au groin de sanglier, au lieu des repaires que Jarlaxle et lui avaient l’habitude de fréquenter. Entreri ne se sentait pas davantage d’humeur à converser avec les ennuyeux piliers de bar qu’avec Piter. Et il pensait bien ne pas rencontrer Jarlaxle. Le drow était parti voir les sœurs dragonnes et Entreri profitait de ce temps seul, enfin seul.

Il devait réfléchir à de nombreuses choses.

Il s’avança dans l’auberge à moitié vide, car il était encore tôt, et s’installa sur une chaise dans le coin le plus reculé, assis comme toujours le dos au mur et les yeux face à la porte.

La serveuse l’appela, lui demanda ce qu’il souhaitait et lui apporta de l’hydromel.

Entreri se cala dans son siège et songea au chemin qui l’avait conduit ici. Au moment où on lui apportait son verre, il tenait dans ses mains la flûte d’Idalia, la roulant sans cesse entre ses doigts, touchant la douceur du bois.

— Si vous avez en tête de payer votre verre en jouant de la musique, il faudrait d’abord demander à Griney là-bas, entendit-il la serveuse lui dire.

Il leva les yeux vers la femme, à peine une jeune fille.

— C’est pas moi qui décide. (Elle plaça la boisson devant lui.) Deux pièces d’argent et trois de cuivre, lança-t-elle.

Entreri la toisa quelques instants. Elle avait un air impertinent, comme si elle s’attendait à une confrontation. Il lui répondit d’un regard amer et sortit trois pièces d’argent, qu’il déposa dans sa main d’un geste brusque, avant de lui faire signe de s’éloigner.

Il repoussa ensuite son verre sur le côté – il n’avait pas très soif – et reprit le cours de ses pensées, sur la flûte et son dernier voyage, l’une des aventures les plus étranges qui lui soit arrivée. Sa chevauchée vers la Vaasie avait été aussi pour lui l’occasion d’un périple intérieur, pour la première fois en plus d’années qu’il pouvait s’en souvenir. Par la magie de cet instrument (il était persuadé que c’était lui le responsable de ce voyage intérieur) il s’était ouvert à des émotions depuis longtemps enfouies. Il avait vu la beauté : chez Ellery, Arrayan et Calihye. Il s’était senti attiré, au départ par Arrayan essentiellement, de façon si forte que cela l’avait amené à commettre des erreurs ; il avait même failli se faire tuer de la main de cette misérable créature qu’était Athrogate.

Il avait découvert la compassion et avait agi dans l’intérêt de la jeune femme et dans celui de son bien-aimé Olgerkhan.

Il avait risqué sa vie pour sauver un demi-orque brutal.

D’une main, il continuait à jouer avec la flûte tandis qu’il porta l’autre à son visage. Il songea qu’il ferait mieux d’enfoncer cet objet enchanté dans la gorge de Jarlaxle, de s’en servir pour étrangler le drow avant que la magie de l’instrument le conduise à sa perte.

Mais la flûte l’avait mené à Calihye. Il ne pouvait le nier. Elle lui avait permis d’aimer la demi-elfe, l’avait conduit jusqu’à un lieu où jamais il n’avait pensé aller. Et cet endroit lui plaisait. Cela non plus, il ne pouvait le nier.

Tout cela va finir par me tuer, pensa-t-il, et il faillit bondir de son siège en constatant qu’un homme, assis à sa propre table, face à lui, attendait qu’il lève les yeux.

Pour l’assassin, il était clair que cette flûte lui faisait baisser la garde.

— Je t’ai laissé venir à moi en toute liberté, mentit Entreri. (Il jeta un coup d’œil à l’instrument.) Dis-moi ce que tu veux et va-t’en.

— Sinon tu me laisseras mort par terre ? demanda son interlocuteur.

Lentement, Entreri leva la tête pour rencontrer les yeux de son opposant.

Il lui jeta ce même regard qui, à Portcalim, avait été la dernière vision de beaucoup avant de s’éteindre.

L’homme remua un peu sur son siège et Entreri se rendit compte qu’il se demandait effectivement s’il l’avait laissé approcher ou s’il s’était laissé prendre par surprise.

— Tu feras une exception pour Knellict, murmura l’autre.

Artémis Entreri dut recourir à tout le contrôle dont il était capable pour ne pas bondir par-dessus la table et tuer cet homme à l’instant même, pour avoir simplement mentionné ce nom honni.

— Garde tes menaces, poursuivit celui-ci, semblant reprendre courage à la simple mention de l’Archimage puissant.

Il bougea, comme s’il voulait pointer le doigt sur Entreri, mais le regard que celui-ci lui jeta freina son mouvement tout juste initié.

— Je suis ici en son nom, déclara l’homme. Au nom de Knellict. Tu te sens d’humeur à te battre contre lui ?

Entreri se contenta de le regarder.

— Alors comme ça, tu ne réponds rien ?

Entreri réussit à sourire en entendant les hypothèses erronées de cet homme. L’étranger se redressa et se pencha vers lui, en confiance.

— Bien sûr que non, tu ne réponds pas, ajouta-t-il. Personne ne veut se battre contre Knellict.

Entreri acquiesça, de plus en plus amusé alors que son interlocuteur parlait d’une voix plus forte.

— Pas même le roi Gareth ! conclut l’autre.

Il leva le bras comme pour claquer des doigts devant le visage d’Entreri, mais il ébaucha à peine son geste, car l’assassin, bien plus rapide que lui, le saisit par le poignet et frappa sa main contre la table, paume tournée vers le haut.

Avant que l’homme tente seulement de se dégager, l’autre main de l’assassin surgit au-dessus du plateau, tenant la dague ornée de joyaux. Entreri la fit tourner et la planta avec force dans le bois de la table, entre les doigts de l’imprudent, qui s’agitaient dans tous les sens.

— Hausse encore une fois le ton et je te coupe la langue, le menaça Entreri. Ton chef appréciera, je te le garantis. Il se pourrait même qu’il m’offre une récompense pour la langue frétillante d’un sombre idiot.

L’inconnu respirait si fort qu’Entreri pensa qu’il allait s’évanouir. Ses halètements continuèrent même lorsque l’assassin eut retiré sa lame.

— J’imagine que tu as un message à me transmettre, déclara Entreri au bout d’un long moment.

— Un trrravail, bafouilla l’autre. Pour toi et toi seul, Apprenti Chevalier. Un marchand, un certain Bénéghast, qui s’est joué de Knellict.

Les pensées d’Entreri commencèrent à tourner dans sa tête. Avait-on fait en sorte qu’il accède à une position de confiance au sein du royaume pour tout risquer de perdre pour un simple marchand ? Sa surprise se dissipa lorsque l’imbécile poursuivit et clarifia le plan.

— Un bandit va s’en prendre à Bénéghast. Tu devras te porter à son secours et le sauver de nos hommes.

— Mais bien sûr sans le rejoindre tout à fait à temps.

— Tu arriveras juste pour tuer le marchand, expliqua l’abruti. (Son large sourire dévoila des chicots pourris dans une bouche dont les gencives décolorées occupaient plus de place que les dents.) Mais on fera porter la faute au voleur.

— Et je serai le héros grâce auquel le tueur aura été appréhendé, poursuivit Entreri.

C’était un piège qu’on lui avait exposé maintes fois dans sa vie.

— Et tu le remettras aux gardes de la ville, qui se précipiteront à ton secours.

— Des soldats bien payés, j’imagine.

Son interlocuteur éclata de rire.

Entreri acquiesça. Il songea à ce scénario à la fois trop familier et trop compliqué. Pourquoi ne pas simplement faire tuer l’homme par les bandits ? Ou faire en sorte que les gardes « trouvent » le corps de Bénéghast juste à l’endroit où le tueur l’aurait abandonné ?

Parce que la stratégie ne concernait pas du tout Bénéghast, comprit Entreri. Il ne s’agissait nullement d’obtenir une revanche pour un affront fait à Knellict. Ce plan ne visait qu’à tester Entreri. Knellict voulait savoir si ce dernier tuerait, sans discrimination ni question, par loyauté envers la citadelle des Assassins.

Combien de fois Artémis Entreri l’avait-il fait à Portcalim, lorsqu’il agissait comme assassin principal du Pacha Basadoni ? Combien de nouvelles recrues avait-il testées de la sorte ?

Et combien en avait-il tuées pour avoir échoué au test ?

Assis en face de lui, l’abruti opinait du chef et souriait de son sourire répugnant. Plutôt que de le renvoyer, Entreri se leva et se dirigea vers la porte.

— Le Pourtour du mur, dit l’homme dans son dos.

Il faisait allusion à un quartier de la ville que l’assassin connaissait bien. Entreri se borna à hocher la tête devant la stupidité du messager et son manque de discrétion.

L’assassin avait hâte de quitter la taverne.

Il descendit la rue, choisissant de s’éloigner délibérément du Pourtour du mur. À chaque pas, il réfléchissait au test, et au fait que Knellict daigne même l’éprouver.

À chaque pas, il sentait monter en lui la colère.

La route du patriarche
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